IX

Depuis mon départ, l’événement de chaque année fut le séjour qu’elle faisait chez moi, à Genève, en été. Elle s’y préparait des mois à l’avance : rafistolage des vêtements, achat de cadeaux, cure ratée d’amaigrissement. De cette manière, une sorte de bonheur commençait pour elle longtemps avant son départ. C’était une petite combine à elle pour être déjà un peu auprès de moi. Durant ses séjours chez moi, épopées de sa vie, elle était si soucieuse de me plaire. Devant mes amis, elle essayait de réprimer ses gestes orientaux et de camoufler son accent, à demi marseillais et à demi balkanique, sous un murmure confus qui se voulait parisien. Pauvre chérie.

Elle n’avait pas beaucoup de volonté. Elle ne savait pas suivre un régime et son embonpoint de cardiaque s’accentuait avec les années. Pourtant, à chacun de ses séjours, elle m’assurait qu’elle avait perdu plusieurs kilos depuis l’année dernière. Je ne la détrompais pas. La vérité, c’était que, quelques semaines avant son départ de Marseille, elle se condamnait à la famine pour maigrir et me plaire. Mais elle ne perdait jamais autant de poids qu’elle en avait gagné. Ainsi, grossissant sans cesse, elle s’imaginait poétiquement maigrir sans cesse.

Elle arrivait chez moi, fermement résolue à ne pas s’écarter désormais de son régime. Mais ce régime, elle l’enfreignait constamment sans s’en douter, les infractions étant toutes exceptionnelles quoique quotidiennes. «Je veux seulement voir si ce feuilleté est réussi. » « Cette pâte d’amandes, ce n’est rien, mon fils, juste une bouchée de fourmi, ça ne va pas plus loin que la gorge, juste un peu pour me passer l’envie. Ne sais-tu pas qu’une envie non contentée fait grossir? » Et si je l’engageais à prendre du café sans sucre, elle m’affirmait que le sucre n’engraisse pas.

« Mets-en dans l’eau et tu verras qu’il disparait. » Si une balance de pharmacien dénotait une augmentation de poids, c’était une erreur de la balance ou c’était parce qu’elle avait trop bougé sur la balance ou parce qu’elle avait gardé son chapeau. Pour les plantureux repas, il y avait toujours de bonnes raisons. Un jour, c’était parce qu’elle venait d’arriver à Genève et qu’il fallait bien fêter ce jour de merveille. Un autre jour, parce qu’elle se sentait un peu fatiguée et que les beignets au miel fortifient. Un autre jour, parce qu’elle avait reçu une gentille lettre de mon père. Quelques jours plus tard, parce qu’elle n’avait pas reçu de lettre. Une autre fois, parce que dans quelques jours elle partirait. Ou encore parce qu’elle ne voulait pas me tenir triste compagnie en me faisant assister à son repas de régime. Elle serrerait un peu plus son corset, et voilà tout. « Et puis quoi, je ne suis pas une jeune fille à marier. »

Mais si je la grondais, elle obéissait, pleine de foi, immédiatement atterrée par les perspectives de maladie, me croyant si je lui disais qu’en six mois de régime sérieux elle aurait une tournure de mannequin. Elle restait alors toute la journée scrupuleusement sans manger, se forgeant tristement mille félicités de sveltesse. Si, pris soudain de pitié et sentant que tout cela ne servirait à rien, je lui disais qu’en somme ces régimes ce n’était pas très utile, elle approuvait avec enthousiasme. « Vois-tu, mon fils, je crois que tous ces régimes pour maigrir, ça déprime et ça fait grossir. » Je lui proposais alors de dîner dans un très bon restaurant. « Eh oui, mon fils, divertissons-nous un peu avant de mourir! » Et dans sa plus belle robe, linotte et petite fille, elle mangeait de bon cœur et sans remords puisqu’elle était approuvée par moi. Je la regardais et je pensais qu’elle n’était pas faite pour vivre longtemps et qu’il était juste qu’elle eût quelques petits plaisirs. Je la regardais qui mangeait, très à son affaire. Je regardais paternellement ses petites mains qui bougeaient, qui bougeaient en ce temps-là.

Elle n’avait aucun sens de l’ordre et croyait avoir beaucoup d’ordre. Lors d’une de mes visites à Marseille, je lui achetai un dossier alphabétique, lui en expliquant les mystères et que les factures du gaz devaient se mettre sous la lettre G. Elle m’écouta avec une sincérité passionnée et se mit ardemment à classer. Quelques mois plus tard, lors d’une autre visite, je m’aperçus que les factures du gaz étaient sous Z. « Parce que c’est plus commode pour moi, m’expliqua-t-elle, je me rappelle mieux. » Les quittances du loyer n’étaient plus sous L mais avaient émigré sous Y. « Mon enfant, il faut bien mettre quelque chose dans cet Y et d’ailleurs n’y a-t-il pas un Y dans loyer? » Peu à peu, elle revint à l’ancienne méthode de classement : les feuilles d’impôt retournèrent dans la cheminée, les quittances de loyer sous le bicarbonate de soude, les factures d’électricité à côté de l’eau de Cologne, les comptes de banque dans une enveloppe marquée « Assurance contre l’incendie » et les ordonnances de médecin dans le pavillon du vieux gramophone. Comme je faisais allusion à ce désordre revenu, elle eut un sourire d’enfant coupable. « Tout cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. Mais si tu veux, je recommencerai à classer. » Je t’envoie un baiser dans la nuit, toi à travers les étoiles.

Quand on traversait la rue ensemble à Genève, elle était un peu nigaude. Consciente de sa gaucherie héréditaire, et marchant péniblement, ma cardiaque, elle avait si peur des autos, si peur d’être écrasée, et elle traversait, sous ma conduite, si studieusement, avec tant de brave application affolée. Je la prenais paternellement par le bras et elle baissait la tête et fonçait, ne regardant pas les autos, fermant les yeux pour pouvoir mieux suivre ma conduite, toute livrée à ma direction, un peu ridicule d’aller avec tant de hâte et d’épouvante, si soucieuse de n’être pas écrasée et de vivre. Faisant si bien son devoir de vivre, elle fonçait bravement, avec une immense peur, mais toute convaincue de ma science et puissance et qu’avec son protecteur nul mal ne pouvait lui survenir. Si empotée, ma pauvre chérie. Et quelle montagnarde aventure c’était pour elle de monter dans un tram. Je me moquais un peu d’elle. Elle aimait mes moqueries. Maintenant, elle est allongée en son bougon sommeil de terre, celle qui avait si peur d’être écrasée, allongée en une végétale hébétude.

Dans les trams de Genève, elle aimait regarder, à chaque arrêt, l’irruption de tous les petits vouloir-vivre, l’arrivée des nouveaux voyageurs qui s’asseyaient avec satisfaction, ces deux amies qui se souriaient, essoufflées, comme pour se féliciter, en leur chère préoccupation d’elles-mêmes, d’avoir vaincu, c’est- à-dire de n’avoir pas manqué le tram. Tout ce qui les concerne est si important pour les petits humains, ces drôles de cocos. Ma mère aimait regarder. C’était le seul contact social qui lui était donné. Elle comprenait tout. Elle comprenait même pourquoi cette petite commise considérait tellement le savon coûteux qu’elle venait d’acheter. « La pauvre, me disait-elle, elle se console avec ce savon de luxe, ça lui remplace la grande vie, c’est comme si elle avait réussi dans la vie. » Elle ne parle plus maintenant. Elle est maussade en sa terreuse mélancolie.

Finies, les longues badauderies de Genève avec ma mère qui marchait péniblement et j’étais heureux de respecter sa lente marche et je me forçais à aller encore plus lentement qu’elle pour lui éviter fatigue et humiliation. Elle admirait tout de la chère Genève et de la Suisse. Elle était enthousiaste de ce petit pays, sage et solide. Naïve, elle faisait pour la Suisse des rêves de domination universelle, élaborait un empire mondial suisse. Elle disait qu’on devrait mettre de bons Suisses, bien raisonnables, bien consciencieux, un peu sévères, à la tête des gouvernements de tous les pays. Alors, tout irait bien. Les agents de police et les facteurs seraient bien rasés et leurs souliers bien cirés. Les bureaux de poste deviendraient propres, les maisons fleuries, les douaniers aimables, les gares astiquées et vernies, et il n’y aurait plus de guerres. Elle admirait la pureté du lac de Genève. « Même leur eau est honnête », disait-elle. Je la revois, lisant avec respect, la bouche entrouverte, l’inscription gravée au fronton de l’Université : « Le peuple de Genève, en consacrant cet édifice aux études supérieures, rend hommage aux bienfaits de l’instruction, garantie fondamentale de ses libertés. » « Comme c’est beau, murmura-t-elle, regarde les belles paroles qu’ils savent trouver. »

Finies, les errances sans but devant les vitrines des magasins de Genève. Pour la mettre à l’aise, je me faisais tout oriental avec elle. Il nous est même peut-être arrivé de manger subrepticement des pistaches salées dans la rue, comme deux bons frangins méditerranéens qui n’avaient pas besoin, pour s’aimer, d’avoir une conversation élevée et de se jouer des comédies de distinction, et qui pouvaient être un peu veules ensemble et traînasser. Comme elle se fatiguait vite à marcher. Cette lente marche, c’était déjà une marche funèbre, le commencement de sa mort.

On marchait lentement, et elle me disait soudain, à moi, son grand ami, une pensée qui lui paraissait importante. « Mon fils, vois-tu, les hommes sont des animaux. Regarde-les, ils ont des pattes, des dents pointues. Mais un jour des anciens temps, notre maître Moïse est arrivé et il a décidé, dans sa tête, de changer ces bêtes en hommes, en enfants de Dieu, par les Saints Commandements, tu comprends. Il leur a dit : tu ne feras pas ceci, tu ne feras pas cela, c’est mal, les animaux tuent mais toi, tu ne tueras pas. Moi, je crois que c’est lui qui a inventé les Dix Commandements en se promenant sur le Mont Sinaï pour mieux réfléchir. Mais il leur a dit que c’était Dieu pour les impressionner, tu comprends. Tu sais comment ils sont, les Juifs. Il leur faut toujours le plus cher. Quand ils sont malades, ils font tout de suite venir le plus grand professeur de médecine. Alors, Moïse, qui les connaissait bien, s’est dit : si je leur dis que les Commandements viennent de l’Éternel, ils feront plus attention, ils respecteront davantage. »

Soudain, elle prit mon bras, savoura de s’y appuyer et d’avoir encore trois semaines à passer avec moi. « Dis-moi, mes yeux, ces fables que tu écris (ainsi appelait-elle un roman que je venais de publier) comment les trouves-tu dans ta tête, ces fables? Dans le journal, ils racontent un accident, ce n’est pas difficile, c’est un fait qui est arrivé, il faut seulement mettre les mots qu’il faut. Mais toi, ce sont des inventions, des centaines de pages sorties du cerveau. Quelle merveille du monde! » En mon honneur, elle brûla ce qu’elle avait jadis adoré : « Écrire un livre, c’est difficile, mais les médecins, ce n’est rien. Ils répètent ce qu’ils ont appris dans les livres et ils font tellement les importants avec leur salon où il y a toujours une lionne en bronze qui va mourir. Des centaines de pages, répéta-t-elle rêveusement. Et moi, pauvrette, je ne suis même pas capable d’écrire une lettre de condoléances. Une fois que j’ai mis « je vous envoie mes condoléances », je ne sais plus quoi dire. Tu devrais m’écrire un modèle pour les condoléances, mais ne mets pas des mots profonds, parce qu’alors on comprendrait que ce n’est pas moi. » Et soudain, elle soupira d’aise. « C’est agréable de se promener avec toi. Tu m’écoutes, toi. Avec toi, on peut avoir une conversation. »

Ce jour-là, je lui achetai des souliers de daim, malgré ses protestations. (« Garde ton argent, mon fils, les vieilles femmes n’ont pas besoin de souliers de daim. ») Je me rappelle sa hâte de rentrer à la maison « pour vite les regarder ». Je la revois, ouvrant déjà le paquet dans l’ascenseur, puis circulant victorieusement dans mon appartement, les souliers neufs à la main, les contemplant, les éloignant, fermant un œil pour mieux les voir, m’en expliquant les beautés visibles et invisibles. Du génie, elle avait les émois énormes et déraisonnables. Avant de se coucher, elle posa les souliers près de son lit « pour que je les voie tout de suite demain matin quand je me réveillerai ». Elle s’endormit, fière d’avoir un bon fils. Contente de si peu, ma pauvre enthousiaste. Le lendemain, au petit déjeuner, elle mit les souliers chéris sur la table, près de la cafetière. « Mes petits invités », sourit-elle. On sonna et elle tressaillit. Un télégramme de Marseille? Mais ce n’était qu’un complet, livré par mon tailleur. Exaltation de Maman, atmosphère de fête. Elle tâta le complet, déclara avec un air de compétence (elle n’y connaissait rien) qu’il était de laine écossaise. « Que tu le portes en joie et en santé », dit-elle sentencieusement. Posant sa main sur ma tête, elle me souhaita aussi de le porter cent ans, ce qui me causa quelque cafard. Ensuite, m’ayant supplié d’essayer le costume neuf, elle s’extasia, les mains jointes : « Un vrai fils de Sultan! » Et elle ne put se retenir de faire une allusion à ce qui lui tenait tant à cœur : « Voilà, il ne te manque plus que la fiancée, maintenant. » Je me rappelle, c’est ce matin-là qu’elle me fit jurer de ne jamais aller dans un « Ange de la Mort ». C’est ainsi qu’elle appelait les avions. Elle est morte.